Il me fallait fouiller les archives pour en apprendre davantage sur cet homme que je n’avais côtoyé que six ans, à un âge où il était difficile de saisir sa personnalité. Je devais éviter les portraits idylliques dressés par ma mère et l’image beaucoup plus sombre de mon demi-frère pour lui donner une réelle existence à travers les faits, alors qu’il n’est plus là pour me raconter son histoire.
Ses prénoms
Premier garçon d’une famille qui comptait déjà trois filles et qui totalisera neuf enfants, Elie Daniel est né le 13 septembre 1907 à Lamastre en Ardèche.
Son premier prénom fait référence à son père Elie Jean-Pierre. Chez les protestants, à l’inverse des catholiques, on constate un recours beaucoup plus marqué aux prénoms de l’Ancien Testament. Seulement, la majorité des Huguenots optent comme les catholiques pour des prénoms issus du Nouveau testament. Ce triple prénom Elie Jean-Pierre témoigne de ce souci double.
Pour son deuxième prénom, il y a deux possibilités : soit il vient de son oncle Daniel Agier, témoin au mariage de ses parents, soit de son oncle du côté de sa mère, Daniel Elysee Juston qui a fait sa carrière dans l’ancienne SNCF.
En fait, ce double choix est assez conventionnel, il s’agit en somme de relier l’enfant avec ses ancêtres proches.
Seulement, mon père se faisait appeler Marcel. D’ailleurs sur sa tombe, Élie est oublié au profit de ce prénom dont je ne sais d’où il vient.
Peut-être, s’agit-il ainsi d’exprimer une blessure familiale. (voir Grand-mère Eulalie Elisa) En 1905, un article dans le journal de Tournon témoigne qu’Eulalie, ma grand-mère, n’est plus redevable des dettes de son mari.
Le grand-père de mon père était tonnelier, marchand de vin. Sa famille était cultivateur à Desaignes, le village d’origine de la famille Agier. Élie Jean-Pierre a repris le commerce familial et devient négociant en vins. Seulement, la rumeur familiale le décrivait buveur et joueur invétéré, responsable d’avoir mis sa famille dans la misère !
En 1901, Élie Jean-Pierre a 31 ans lorsqu’il épouse Eulalie Elisa, plus jeune de 9 ans. Quatre ans plus tard, elle se déclare, avec l’assistance juridique, ne plus rembourser les dettes de son mari. Pourtant, leur dernière enfant naît en 1917. Élie Jean-Pierre est déclaré alors jardinier et Eulalie Elisa, couturière.
La famille a certainement vécu de grosses difficultés financières. Il est donc plausible que mon père rejette son prénom et en choisisse un autre.
Sa jeunesse
Pourtant, cette explication n’est pas bonne. En effet, en 1911, le recensement trouve la famille habitant le quartier Chalamet à Lamastre. Mon père est appelé Marcel, alors qu’il n’a que quatre ans.
Lamastre n’est encore en réalité qu’un gros village dont pratiquement tous les habitants, commerçants, artisans, ou maraîchers vivent essentiellement des marchés et disposent de deux pièces seulement pour se loger. Blog Lamastre
Dix ans plus tard, la famille a une autre allure et habite un autre endroit dans Lamastre. Tous les enfants sont nés, mais le mari est absent. D’ailleurs, je n’ai toujours pas trouvé la date de son décès !
En 1931, mon père a 24 ans et il habite encore avec sa mère. Les sœurs aînées se sont mariées et il reste comme en charge de sa famille. Apparemment, les jeunes travaillent comme tisseurs. Et, mon père a repris le prénom Marcel !
Le 22 novembre 1921, les Etablissements Gaston Verdier de Meaux absorbent l’usine de la Vivaraise en liquidation judiciaire. Rapidement agrandie, elle comptera bientôt 30 à 40 ouvriers bonnetiers fort bien rémunérés et 120 à 140 ouvrières. L’usine fabrique alors des bas de soie ou de rayonne de très haute qualité (Bas Guy, bas Dior). Blog Lamastre – Histoire d’une ville
La décennie 30 et la fin de la seconde guerre mondiale
Toute cette partie a fait l’objet d’un article sous le titre Un divorce.
De bonnetier à Annemasse en 1934 lors de son mariage, mon père devient ajusteur à Dassault Aviation à Argenteuil en 1946. Je suis toujours à la recherche de son dossier de travail auprès de l’usine d’Argenteuil.
Dès 1938, sa fiche d’électeur prouve que mon père est déjà à Boulogne. Je ne sais ce qui a motivé ce déménagement. En tout cas, il est toujours bonnetier.
La période de la guerre reste assez peu renseignée. Son frère Paul, de trois ans son cadet, est fait prisonnier en octobre 1940. Était-il communiste ?
Communiste déclaré, la rumeur familiale dit qu’il aurait échappé au STO de 43 à 44 en se cachant.
Où ? Comment ? Avec l’aide de qui ?
Les recensements de 1931 et de 1936 ne trouvent pas le jeune couple à Annemasse. Sont-ils déjà à Boulogne Billancourt. Est-il venu tout seul ? Odette est-elle restée auprès de ses parents en Haute-Savoie. Les recherches seraient trop longues de chercher à l’aveugle dans les registres de Boulogne. En tout cas, personne au 181 avenue du Général Gallièni comme en 1938.
La durée de ce mariage m’est apparue toujours comme très longue ! Presque vingt ans ! En y réfléchissant, je pense que dès l’arrestation de son frère, mon père a compris que cela pouvait grandement être difficile pour lui. Et, il s’est caché, certainement seul, attendant des jours meilleurs.
Le retour du Service Historique des Armées de ses états de services dans les F.F.I. apporte quelques précisions.
Son service militaire est fait dans l’Artillerie dès mai 1929 pendant un an au R.A.M de Nice. Il fait deux semaines d’exercices en 1936. Puis, il est de nouveau mobilisé le 26 août 1939.
Déclaré résistant en 1942, il appartient au groupe Suresnes Puteaux sous un commandant dont le nom est illisible. Dans les F.F.I, il a le grade de sergent et a participé à la Bataille de Neuilly, puis à l’occupation d’usines et au campement militaire d’Issy-Les-Moulinaux. C’est en 1946 qu’il est « démobilisé ». Lorsqu’en 1951, le service des armées lui renverra un dossier à remplir pour percevoir une indemnité, mon père sera tellement absorbé par son divorce qu’il oubliera de renvoyer a temps son dossier de prise en charge.
La fin des années 40 jusqu’à son remariage
On le retrouve avec sa femme habitant au 92 route de la Reine à Boulogne Billancourt, dans le même appartement où j’ai vécu.
Sur le même pallier, habite le frère de ma mère, sa femme et sa fille. Mon oncle, Hyacinthe, travaille chez Renault. Ils semblent bien complices sur cette photo que je suppose prise sur la route de la Reine. Mon père est l’aîné de vingt de plus qu’Hyacinthe, mais tous deux ont les mêmes engagements politiques. À cette époque, ma mère (22 ans) commence sa vie professionnelle comme monitrice dans une institution des religieuses des Filles de La Sagesse en Vendée. Ma tante Genneviève est déjà entrée au Noviciat, et devient religieuse en février 1947.
Le divorce de mon père devient effectif en 1953. Néanmoins, il envoie son fils chez sa sœur Hélène à Vernoux-en-Vivarais en Ardèche où Bernard grandit tout en chaleur et espièglerie.
Ma mère avait l’habitude de venir garder les enfants de son frère lorsqu’ils sortaient ou étaient invités. Lorsqu’un jour, mon oncle a réuni ses enfants pour leur annoncer le mariage de ma mère, les enfants savaient que c’était avec le voisin de palier. Mon oncle en a beaucoup voulu à mon père de ne pas l’avoir mis dans la confidence !
Une page se tourne …
Mon père était conscient qu’il lui fallait refonder une famille pour pouvoir reprendre son fils avec lui. Bernard n’avait certainement pas compris qu’il pourrait débarquer, à Boulogne, chez son père marié avec une nouvelle femme à l’âge de 9 ans. Ses copains de l’école, ses cousines si gentilles, son petit village, il a dû le quitter, certainement du jour au lendemain. « Ce fut dur » a toujours dit ma mère, mais elle était contente d’y être arrivée, à apprivoiser ce grand garçon.
Il est temps qu’ils se marient car j’étais déjà présente, même si invisible sur la photo !
Puis, viennent ma naissance et même mon baptême. La vie défile simplement.
Les années noires
Et puis, le matin « du 14 novembre 1958, dans la cour de l’usine Avions Marcel Dassault à Argenteuil, à 7 h 50 à 10 mètres de l’entrée, je fus renversé par une automobile (403 Peugeot) propriétaire Monsieur T conduisant lui-même avec une personne à son bord. En exécutant une marche arrière, je fus projeté à terre (côté face) la jambe droite était engagée par la roue droite arrière. Il marque un temps d’arrêt, j’ai voulu crier mais il a repris sa marche arrière et la voiture me passe sur le côté gauche.
Monsieur B. A. fut le premier camarade auprès de moi. Avec d’autres camarades, ils m’ont transporté à la conciergerie de l’usine où une ambulance arrive et me transporta à l’hôpital d’Argenteuil où je fus admis à 8 h 30. »
C’est la première page du cahier de mon père qui décrit jour après jour, heure après heure, son accident, ses séjours à l’hôpital, ses démarches, ses soins, ses inquiétudes et sa greffe à la jambe, qui ont duré deux ans !
À quel moment, mon père est entré en dépression ? Certainement, au moment où tout fut fini au niveau des soins physiques. Devenu invalide à 80%, mon père n’a plus jamais travaillé. Cette diminution a complètement altéré son humeur devenant paranoïaque. Puis, petit à petit, tout est revenu plus normal !
Au cours de vacances
Nos premières vacances furent pour l’Ardèche, bien que je n’en conserve aucun souvenir. Seulement, un accident de voiture à Tassin-La-Demi-Lune nous a obligés à coucher à l’hôtel, attendre la réparation. Un imprévu dont je me souviens parfaitement !
De nouveau avec La Dauphine, la famille est arrivée au Guillevinec. Mes parents avaient loué un petit deux-pièces au-dessus d’un bar, dans le centre. Il faisait beau, nous étions au mois d’août.
Élie Daniel est décédé le 9 août 1962* au Guilevinec.
Il y a peu de temps, j’ai accepté d’y revenir, retrouvant l’endroit précis, même s’il n’y avait plus de café!
Pour aller plus loin
Sources
Blog Lamastre – Histoire d’une ville
Légende
*signifie que les actes d’état civil sont disponibles
Aide à la recherche généalogique
Archives départementales de l’Ardèche
Service Historique des Armées – Archives militaires de Vincennes